Quand vous entendrez le son du chofar, tout le peuple poussera de grands cris. Alors la muraille de la ville s'écroulera... (texte entier)

Publié le par Matthieu C.

Le vieil Isaac Wichserberg, qui n’était en fait pas si âgé que ça, se lissa la barbe de la main droite pour la troisième fois de suite, assis devant son assiette de borsht, lui qui pourtant appréciait beaucoup cette soupe de betterave, il l’avait à peine touché depuis qu’il avait entendu les paroles qui le menaient à cette réflexion silencieuse. Il n’arrivait pas à trouver des paroles justes et modérées, qui ne blesseraient personne, qui n’infligeraient ni la honte, ni n’entraîneraient la colère. En fait, il cherchait au plus profond de lui-même des paroles kasher.

Lui qui avait toujours, enfin, depuis qu’il était en âge de comprendre les commandements et de les mettre en pratique, lui qui n’allumait pas l’électricité pendant toute la durée du shabbat (et qui ne l’allumait pas non plus un peu avant pour qu’elle reste allumée toute la durée du jour de repos, il prenait ça comme une trahison, et il s’y refusait), lui qui veillait à ce que personne ne se serve de l’évier pour la vaisselle ayant contenu du lait pour laver des assiettes ayant contenu de la viande, lui qui respectait la Thora plus que sa propre vie (ça, il le pensait, il n’avait jamais eu l’honneur d’être mis à l’épreuve sur ce plan, et globalement, sauf les soirs où il était particulièrement fatigué, il ne souhaitait pas vérifier cet amour), lui qui avait pris sur lui de jeûner pendant 40 jours seul lorsqu’il avait fait tomber la Thora à la synagogue (il avait refusé que la punition soit répartie entre les fidèles, il avait tenu bon et gagné le respect général), lui qui n’avait jamais rasé les coins de sa barbe, lui qui était considéré comme un exemple dans tout sa communauté, et il le fallait bien, il était tout de même le rabbin, lui qui, à bientôt 60 ans, avait donné à D. 6 beaux enfants. Des enfants qu’il avait conçu avec sa femme Rebecca, la seule qu’il n’ait jamais connu, et voilà que le Très haut lui envoyait justement cette terrible épreuve, à lui.

 

Assis autour de la table, sa femme Rebecca, Âmièl et Ménahem, ses deux plus jeunes fils, Rachel et Léa, les jumelles de 15 ans, Yitzik et bien sûr Nataniel, tous restaient silencieux en attendant les paroles du père. Lorsque celui-ci fit de nouveau entendre sa voix, ce fut pour demander à tout le monde de quitter la table, exceptés Rebecca et Nataniel, bien sûr.

Les enfants partirent dans leurs chambres respectives, ne voulant se risquer à contredire les ordres du rabbin, qui paraissait abriter un sentiment que personne ne l’avait jamais vu éprouver : la Colère, avec un C majuscule.

Dans un silence impressionnant pour un jour de semaine chez des juifs, Isaac Wichserberg se lissa la barbe pour la quatrième fois, puis il commença à parler :

- « Tu n’es pas là de la semaine, tu fais tes études, nous ne te demandons pas de compte à ce sujet, ou si peu, et toi tu viens, comme ça, nous annoncer… ça ! A broch ! Oui, c’est ça, une malédiction ! Une malédiction pour ta mère et pour moi… Et si jamais les fidèles le savent ? Je les imagine d’ici, parlant à mi-voix de ta vie et de ton comportement déshonorant pour un broitgeber comme moi… »

 

Sa femme lui coupa la parole, pour se lamenter elle aussi :

- « Tu sais ce qui va se passer ? Je vais être la risée de tout le monde ! Je les connais moi les bareder yenem, toutes ces commères, je les entends d’ici : ‘Tiens, Madame Huretiten, vous savez pour le fils du rabbin et de la rebbetsen ? Oh, ben vous devez être la dernière à l’ignorer alors… Non, pas lui. Lui c’est Yitzik, un brave Kaddishel… Non, je veux parler du grand, Nataniel oui… Notez bien, moi, je pensais bien qu’il était pas comme nous autres ce garçon… Et puis toujours perdu dans ses pensées…’ »

 

Cette fois, ce fut le fils qui coupa la parole à sa mère :

- « Mais tu inventes des dialogues ! Tu sais que ça se passera pas comme ça, c’est péché de médire et… »

- « Tu es bien placé pour parler de ce qui est péché toi… Si mon pauvre père, qui était rabbin avant moi, avait entendu tes paroles… Mais quelle faute ai-je commis pour mériter une telle malédiction sur mon fils ? Moi qui t’ai élevé dans le respect de la religion, qui t’ai guidé jusqu’à ta bar-mitsva, voilà que tu décides de renier tout ton héritage pour… ça ! Tu me fais honte, tu es un schlub ».

Une seconde n’eut pas le temps de s’écouler paisiblement que sa femme prit le relais :

- « Et les petits-enfants… Moi qui voulait tant des petits-enfants… Même pas j’en aurai, il va falloir que mes autres enfants grandissent, et là, je serais vieille et desséchée… Moi qui t’ai tout donné… »

 

De plus en plus difficilement, Nataniel essayait de rester calme. Pour y parvenir, il se brancha en pilote automatique, menant sa propre réflexion intérieure pendant que sa mère se plaignait, ou que son père le blâmait, il ne savait plus trop lequel des deux parlait à présent. Et de toutes façons, ni les pleurs ni les reproches n’auraient pu changer sa décision, qui avait été mûrie avant d’être annoncée à ses parents. Il allait vivre selon son cœur et devenir un Traifener bain, un juif qui ne respecte pas la loi juive. Mais lui ne se sentait même plus juif. Ce concept lui était devenu de plus en plus étranger au fur et à mesure de son cheminement personnel qui l’avait mené jusqu’à cette soirée. Il allait vivre selon sa voie, selon son cœur, et non selon son choix (il refusait obstinément que le terme de « choix personnel » soit appliqué à sa situation).


La voix devenue plus forte de son père le remis en pilotage manuel :

- « Et en plus, tu n’écoutes même pas ce que dit ta mère, tu nous manques de respect. Déjà tu oublies la loi qui commande d’honorer son père et sa mère. Tu vas vivre avec les goyim, et déshonorer tes parents ».

 

Pour la troisième fois, sa mère parla, mais la voix tellement déchirée par l’émotion que Nataniel se demanda quelle était la part de comédie et quelle était la part de sincérité de la part de sa mère. Son problème était qu’elle surjouait :

- « Quand je pense aux grands-parents Cohen, à leurs parents, aux parents de leurs parents et aux parents des parents de leurs parents et à leurs parents, et ça, jusqu’à Moïse… »

 

Nataniel se rebrancha en pilote automatique ; il connaissait l’histoire des Cohen par cœur, et aurait pu réciter ce que sa mère était en train de dire ; sa mère, née Cohen, tenait très à cœur son rôle de descendante directe de Aaron, le frère de Moïse. Elle n’admettait pas qu’on la contredise, et elle voyait dans chaque contradiction directe ou indirecte un attaque en règle contre elle-même, mais surtout contre Aaron et contre la cohorte de Cohen qui reliait ces deux êtres indissociables de l’histoire du judaïsme. Sa mère était en train de conclure par un passage appris par cœur lorsqu’il se remit à l’écouter :

- « Les prêtres ne se tonsureront pas, ils ne se raseront pas les coins de la barbe, ni se feront d'incisions sur leur corps. Ils doivent rester sains pour leur D., et ne pas profaner le nom de leur D. ... Ils n'épouseront pas une femme prostituée ou déshonorée, ni une femme répudiée par son mari ni une convertie, il devront épouser une femme de leur peuple qui soit vierge, le COHEN ne devra approchera aucun corps mort ni côtoyer une personne souillée par un cadavre".

- « Mais tu vas trop loin ! C’est pas… »

Le rabbin coupa la parole à son fils, pendant que la rebbetsen sortait un mouchoir dont la taille atteignait quasiment celle d’un drap, sans doute une image de son immense chagrin :

- « Ecoute mon fils, demain, je t’accompagne chez Simon Schnitzel, le schadchen. Il a réussi à marier tellement de monde par le passé. Tu sais, la petite Divona Mushithal, celle qui était plus poilue qu’un régiment de portugais, c’est Simon qui a réussi à la marier, il y a 6 mois déjà. Alors dès demain on y va, tu oublieras tes projets absurdes, tu rencontreras une maidel de chez nous, tu l’épouseras, et cette soirée ne sera qu’un mauvais souvenir dont nous ne parlerons plus ».

 

Nataniel se sentit sur le point d’exploser, mais réussit à se contenir :

- « Mais c’est donc ça qu’il va vous rester ? Pour une fois, je vous parle de ce que je ressens, de ce que je sens être moi au plus profond de mon être, et vous me traitez comme un fou, vous voulez contrariez ma vie en m’envoyant chez le marieur ? Mais vous êtes fou ! »

En entendant ce dernier mot, que Nataniel regretta aussitôt d’avoir prononcé, son père sembla suffoquer, tandis que sa mère n’eut pas besoin de se forcer pour pleurer. Elle ne pu dire un mot, et son mari s’exprima donc pour elle :

- « 50 ans… J’ai passé 50 ans de ma vie à adorer l’Eternel, et voilà que mon fils me traite de fou… Il se déshonore en ne nous honorant pas. Tu ne respecte même pas celui qui t’a fait ! Shtik goy ! Nisht do gedacht ! »

Nataniel ne connaissait pas cette expression. Il ne parlait pas couramment le yiddish, ne connaissait que quelques mots, les plus courants, et aurait été bien incapable de dire où ses parents avaient appris cette langue. Parce qu’il ne se souvenait pas avoir entendu son grand-père Cohen ni ses grands-parents Wichserberg parler de yiddish.

 

Sachant que, selon toutes vraisemblances, son fils n’en ferait qu’à sa tête, Isaac Wichserberg lança une dernière attaque :

- « Et devant mes enfants en plus : tu dis ça devant mes enfants qui sont purs et qui respectent notre loi. Tu aurais pu nous annoncer ça discrètement à ta mère et à moi, puisque tu ne vis plus sous notre toit et que tu es décidé à injurier notre loi. Mais il a fallu que tu parles devant les enfants, au risque de leur donner des idées, mais tu t’en moques… »

 

Nataniel su qu’il parlait pour la dernière fois de la soirée, et probablement la dernière fois tout court, avant longtemps :

- « Mais c’est pas contagieux ! On ne parle pas de la grippe ! On parle de ce que MOI je ressent, de ce que je veux vivre, de ce que doit être ma vie ! S’ils doivent faire comme moi, si telle est la volonté de Dieu, je n’y serais pour rien ».

 

Cela dit, il se leva, rangea sa chaise en prenant soin de ne pas faire trop de bruit, ne voulant pas rompre le silence momentané qui suivit ses paroles, il prit le yarmelkeh que son père lui avait offert peu de temps auparavant, qu’il avait d’ailleurs très peu porté, pour ainsi dire jamais, mais il l’emporta pour garder le souvenir d’une famille qu’il ne devait pas revoir avant longtemps, et sortit en silence. Ses parents savaient où le trouver, il le leur avait dit lors du semblant de discussion qui avait précédé l’éviction de table de ses frères et sœur.

Le rabbin, une fois la porte refermée, se prit la tête entre les mains, alors que sa femme le regardait, les larmes aux yeux, en attendant une parole de réconfort. Mais ce ne furent pas des paroles apaisantes qui sortirent de la bouche du rabin. Il dit simplement, du ton calme de celui qui sait que de toutes façons, aucune parole ne changera rien à une situation désespérée :

- « Oi vai iz mir. Pour moi il est mort. Oui, qu’il meurt. Paigeren zol er ».

 

Devant la grande table pas encore rangée du repas du soir, le rabbin restait prostré, sa tête dans ses mains, respirant doucement. A côté de lui, sa femme pleurait calmement (il lui arrivait aussi souvent de pleurer qu’il ne lui arrivait jamais d’être calme), presque tranquillement, tout en serrant la boule formée par son mouchoir. Dans leurs chambres, les enfants pressentaient qu’il venait de se passer quelque chose, mais ils n’étaient pas capable de définir quoi ; ils ne se souciaient donc pas d’une situation qu’il ne pouvaient changer par leur simple présence. Ils jouaient.

 

Mais quand même… Quand même, quelle idée pour un juif issu d’une famille orthodoxe, et descendant par une branche d’Aaron, quelle idée pour ce juif non seulement de devenir catholique, mais surtout d’annoncer à ses parents qu’il allait, la semaine suivante, rentrer dans l’ordre des franciscains avec la ferme intention de devenir moine ?

 

Matthieu

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
Très savoureux ce petit texte ! C'est assez différent de tout ce que j'ai pu lire de toi avant. Mais je suis d'accord avec Yael, la fin est très surprenante et plutôt invraisemblable, mais bon, je ne saurais pas vraiment argumenter dans ce sens. Disons que j'ai du mal à imaginer un jeune homme ayant grandi dans la religion juive ( une religion qui accorde tant d'importance à la joie, à la fête, à la famille surtout ) se tourner ensuite vers une vie de moine, franciscain qui plus est, ce qui est synonyme d'austérité et d'isolement !<br /> Longue vie à ton blog en tout cas !
Répondre
M
Je suis d'accord sur le fait que ce soit assez peu vraisemblable, mais il y a des personnes qui avaient une vie très festive avant, qui se sont convertis au catholiscisme, et qui sont devenus moines. Bon, là c'est vrai que venant d'une famille juive hyper pratiquante, c'est peut-être encore moins vraisemblable...
S
J'ai appris récemment dans un blog qu'il existait une catégorie de juifs qui croient que le sauveur que tous les juifs attendent, est déjà venu et qu'il s'agit de Jésus-Christ ! Vous saviez ça, Yaelz et Matthieu ?
Répondre
M
Merci Yael ! Moi aussi j'ai appris beaucoup de choses en Yiddish !!!<br /> Sinon, pourquoi peu vraisemblable ?
Répondre
Y
La fin est surprenante mais peu vraisemblable.<br /> <br /> En tous cas tres bien ecrit. J'ai bien aime, et ai appris beaucoup de choses en Yiddish.
Répondre